Je me suis rendue à Buenos Aires en 2015 pour présenter le prototype de ce projet au festival E-Poetry. L’auditoire m’a témoigné beaucoup d’intérêt et de curiosité. Une autre surprise m’attendait au Museo de la Inmigración (MUNTREF), autrefois l’hôtel des immigrants en raison de sa proximité avec le port. Le jour de l’inauguration, j’ai appris qu’ils avaient numérisé les listes des passagers débarqués au port et j’y ai trouvé une preuve de l’arrivée de ma grand-mère, le 12 février 1951. Elle avait voyagé sur le Cabo de Buena Esperanza avec quatre de ses enfants — mon père ayant dû rester en Espagne, car il était en âge d’effectuer son service militaire. Mes oncles et tantes étaient alors jeunes : l’aînée avait 20 ans, les deux garçons en avaient respectivement 18 et 16, et la benjamine était âgée de 13 ans. La date de leur arrivée m’indiquait que cela faisait onze très longues années qu’ils n’avaient pas vu mon grand-père. En plus de cela, j’ai appris que ma grand-mère et sa plus jeune fille étaient rentrées rapidement en Espagne, car mon grand-père était mort peu de temps après leur arrivée. Leurs trois autres enfants avaient décidé de rester en Amérique latine pour y bâtir une vie meilleure et avaient fini par s’installer à Caracas. Bien des années plus tard, mon père a fait le voyage jusqu’au Vénézuéla pour y rendre visite à sa famille, accompagné de ma mère. D’abord partis pour une courte visite, ils auront passé sept ans là-bas… Et c’est aussi là-bas que je suis née.
Jamais je n’aurais imaginé avoir une dette envers le poète auteur des Vingt poèmes d’amour et une chanson désespérée que j’ai tant de fois recommandés à mes étudiants en espagnol à Londres, ce même Pablo Neruda qui a écrit Le livre des questions. Je lui dois d’avoir contribué à forger mes centres d’intérêt : les voyages, les cultures, les langues, la littérature, les arts, le besoin d’explorer et d’être curieuse de tout, le sentiment permanent de venir d’ailleurs et d’être différente, de connaître à la fois la joie et la mélancolie, ma capacité voler de mes propres ailes et à faire preuve de persévérance et de détermination — un trait que je sais désormais hérité de ma famille. Enfin, je lui dois d’avoir sauvé mon grand-père et son frère. Je me dois aussi d’ajouter que mon père a toujours éprouvé de la tristesse et de l’amertume à l’idée d’avoir perdu son père alors qu’il n’avait que onze ans, lorsque mon grand-père est parti d’abord à la guerre, puis en exil, et de ne l’avoir jamais revu.
On pourrait dire que cette histoire qui m’a accompagnée sans même que je le sache est le fruit de nombre de mes projets, en particulier ceux en lien avec ce « Poème qui a traversé l’Atlantique », tels que « Cityscapes : Social Poetics/Public Textualities » (2005) et « Connected Memories » (2009). C’est drôle comme nous ignorons parfois la source de nos sentiments les plus profonds !
Après le festival E-Poetry de Buenos Aires, j’ai continué à faire des recherches et me suis rendue au Chili, dans la superbe ville de Valparaiso. J’y ai visité les demeures de Neruda, Isla Negra et Santiago du Chili où j’ai continué à éplucher les archives, à écumer les centres communautaires et les galeries, à filmer, à prendre des photos et à parler aux habitants. Et lorsque ceux-ci me demandaient ce que je faisais au Chili, je leur répondais que mon grand-père m’y avait amenée. C’était un sentiment merveilleux qui me réchauffait le cœur et me donnait l’impression d’être la bienvenue dans ce pays, comme si une partie de moi y avait toujours appartenu. Je me sentais chez moi dans un lieu où je n’étais jamais venue auparavant et débordais de gratitude envers la générosité que me témoignaient les habitants.
Pour finir : nous avons créé ce site pour encourager les lecteurs, les familles des passagers et quiconque aimerait contribuer à soumettre leurs propres histoires pour qu’elles viennent s’ajouter à cette visualisation poétique du voyage du Winnipeg. C’est ce que j’ai intitulé « Le poème qui a traversé l’Atlantique ». Il me semble avoir lu cette phrase au cours de mes recherches et j’ai aussitôt aimé cette image du navire comme poème transportant ses nombreuses histoires. Le Winnipeg a transporté les histoires entremêlées des passagers et de leurs familles, et celles-ci sont désormais représentées dans l’océan du World Wide Web, en compagnie des poèmes de Pablo Neruda et des informations en lien avec cet évènement.
Un poème créé avec affection pour un grand-père que je n’ai jamais connu ; pour mon père qui n’a pas revu son propre père depuis ses onze ans ; et pour tous ceux qui traversent aujourd’hui des épreuves similaires. Les perdus, les réfugiés, les exilés.